L’espagnol, langue des poètes

par Claudine HELFT, Avril 2000
« Enfin, l’Espagne est essentiellement une terre de poètes … »

Plus que nulle part autre, la langue espagnole chante à mes oreilles : langue du poème, elle excelle dans le guttural, le rythmé avec cette force et cette douceur (plus marquée dans les pays d’Amérique Latine, que d’aucuns, puristes, dénient mais à laquelle je suis particulièrement attachée) puissante, lyrique, sensuelle, elle impressionne le poème dans sa structure même. Parler en deux feuillets de la poésie d’Espagne est une gageure ou un exercice auquel cependant je me plie avec joie. Parcourir son histoire c’est d’abord évoquer ceux de mes rencontres écrites, ou réelles au hasard des lectures et des voyages ; ainsi, inoubliable, un diner avec Luis Antonio de VILLENA, lequel pour m’obliger m’avait invitée à diner « tôt » … vers 22 heures 30, soirée mémorable pour moi s’il en fut. Plus récemment, et combien diffèrent fut ma dernière lecture en Bulgarie en compagnie de Manuel Muñoz HIDALGO ; deux hommes aussi différents que possible, deux Espagnols pourtant pour la Française que je suis, dont les poèmes sont au centre de leur existence d’écrivains.

Comment ne pas évoquer à propos de la poésie espagnole, les beautés de la langue arabe, chantre de l’Andalousie, celles des Juifs espagnoles protégés dans les premiers siècles par les Arabes (cela fait rêver) et lesquels cultivent la poésie en hébreu de même qu’en espagnol suivant l’inspiration arabe. Et puis vient en mémoire tout de suite le nom de Felix LOPE DE VEGA, qui, au XVII siècle, écrivit : « Doit-on sentir ce que l’on dit ? Doit-on taire ce que l’on sent ? » et le paya de sa vie. Fière et heureuse de constater que le XIXe siècle français aura une influence prépondérante ; au passage donc, salut à Ramón DE CAMPOAMOR. – Notons combien le nom de bien des poètes espagnols annoncent déjà le poème ! – poète et philosophe, lequel, à l’encontre de plus d’un courant en vogue préféra des compositions brèves ; ainsi : 

« … c’est pour cela qu’on ne doit pas s’étonner

que celui qui lit dans l’avenir aille à un enterrement pour rire

et à un bal pour pleurer. »

Incontournable, le travail effectue par Claude de FRAYSSINET pour les Editions Actes Sud. Je note que, dans cette anthologie, qui date de 1994, que l’on « privilège une large palette de l’œuvre d’un poète plutôt qu’un large éventail de poètes servis par un petit nombre de poésies », procédé que j’approuve entre tous et servi par différentes revues comme Nota Bene, en son temps et, plus proche de nous, In’Hui en 2000.

Arrêtons-nous sur quelques noms, par exemple celui d’Angel GONZALEZ dont je vous offre ces quelques lignes extraites de « Degré élévation » : 

« Il y aura des mots nouveaux pour la nouvelle histoire et vous devez les trouver avant qu’il ne soit trop tard. »

C’était écrit en 1962.

Celui, sans doute, dont les disciples ont essaimé, est bien José Ángel VALENTE :

Être,

Ne pas faire

Dans l’espace total de l’être,

Être, demeurer, s’en aller,

Vers bien,

                        vers personne.

Vers rien,

(extrait de « Al Dios del lugar »)

Arrêts, indispensables sur l’œuvre de Guillermo CARNERO ou celle de Leopoldo Mario PANERO qui appartiennent à la même génération (1947 environ) :

Il n’est rien de plus pur pour la haine

que cette fontaine rejette comme une bile

                        dorée

d’où s’échappent mille fleurs de lierre…

(extrait de « Il ne s’agit pas de rancœur mais de haine »)     

Tous les suffrages convergent vers le numéro 54 d ‘ In’Hui  – livre qui rassemble cinq noms incontournables de la poésie d’Espagne : 

Pere GIMFERRER, Guillermo CARNERO (cité ci-dessus), Antonio COLINAS, Jaime SILES, Luis Antonio DE VILLENA. A leur propos, Françoise MORCILLO écrit en substance : « J’ai choisi ici de présenter une sélection de poèmes et de réflexions conduites par chaque poète. Chacun est en quête d’une identité culturelle communautaire. » Évocation naturellement de la sortie de l’expérience franquiste qui a duré quarante ans, on ne saurait l’oublier. Le livre est bilingue ; c’est un atout considérable.

Ah ! l’on voudrait encore dire tant et tant, évoquer des visages et des noms, mais il faut choisir ; alors VILLENA, ami de la traductrice Annie SALAGER, personnage irrésistible, nocturne, drôle et vivant et dont la culture est un vin pour la soirée. 

Il y a une goutte qui te pense

toi

Une goutte qui pense que tu l’égouttes

une goutte qui écrit entre les gouttes,

toute l’eau qui t’écrit toi…

Ou encore ce poème extrait de « Hymnes tardifs » écrit en 1995 :

Le poème recueille les pages perdues ;

celles dont le corps se souvient et que l’âme

n’oublie jamais.

(extrait de « Récurrence – Musique d’eau, 1983 »)

………………..

                        Adieu

mensonges

de ma pauvre monnaie encore en cours.

Le dernier dont il me paraît impensable de ne pas parler demeure Jaime SILES remarqué par certains d’entre nous et, notamment lors d’un de ses passages dans la revue de Seghers alors dirigée par Pierre DUBRUNQUEZ et consacré aux « Poétiques de la mélancolie », No 89 d’Octobre 2001, fort bon et beau numéro à conserver dans sa bibliothèque. Je n’ai pas, a ce jour, lu l’article de notre collaborateur Charles DOBZYNSKI, mais le nom de Jaime SILES figure bien sur au sommaire de numéro d’Europe sur l’Espagne ; de son traducteur Henry GILL, « L’or des jours » pour que le dernier mot revienne au poète :

Je me souviens, je me souviens de l’or des jours

Je me souviens d’un souvenir de cendres – oui –

J’ai pour seuls souvenirs les fragments de

                        ma vie

Sont-ils à moi eu bien à elle ? À qui sont-ils ?

tout ce qui nous regarde en notre absence

                        existe …

Fragments de vie de ces poètes espagnols, fragments de poèmes, qui sait, cher Jaime SILES, si, maintenant, ils ne sont pas au cœur émerveillé des lecteurs que nous sommes.

Claudine Helft